Le Monde de ce jour publie l’interview que j’ai accordée à Florence Evin au sujet de l’article 52 du projet de loi de finances qui institue, pour les monuments nationaux, une possibilité généralisée de dévolution à des collectivités locales. Je m’exprime à ce sujet en ma double qualité d’ancien ministre de la Culture et de la Communication, auteur du dispositif mesuré de la loi de 2004, inspiré par les travaux de la commission René Rémond que j’avais créée, et de Président de l’Etablissement public du musée et du domaine national de Versailles puisque cet Etablissement a justement la garde d’un monument national, parmi les plus insignes de notre pays.
ENTRETIEN
Jean-Jacques Aillagon : « On ouvre les vannes de manière périlleuse »
L'ancien ministre de la culture redoute la modification des lois sur le patrimoine
Lundi 14 décembre doit être examiné par la commission mixte paritaire du Parlement le texte de l'article 52 du projet de loi de finances 2010. Cet article 52 étend le régime des transferts du patrimoine de l'Etat aux collectivités territoriales, voire à terme à la sphère privée, alors que la loi de décentralisation du 13 août 2004 cantonnait ce transfert à une liste établie de 176 monuments. Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la culture à l'origine du dispositif de 2004, et président du domaine de Versailles, explique au Monde son désaccord.
Que pensez-vous du projet du gouvernement ?
- Je regrette qu'on remette en cause l'équilibre qu'avait fixé la loi de décentralisation de 2004 voulue par Jean-Pierre Raffarin, qui établissait un bon compromis entre la volonté de donner de la consistance au processus de décentralisation dans le domaine culturel et l'affirmation du caractère incompressible de certaines missions de l'Etat.
Pour ma part, je reste attaché à cet équilibre. Certains monuments appartiennent à l'État de façon nécessaire. Considérer qu'ils pourraient être pris en charge par d'autres acteurs, même publics, ébranlerait la cohérence des politiques publiques en faveur du patrimoine et de la mémoire. J'aimerais, pour cette raison, que l'Assemblée nationale, dans son vote définitif, accepte de reconsidérer ce point et ne permette pas qu'on « ouvre les vannes » de manière périlleuse.
L'Etat a-t-il encore à conserver en propre certains bâtiments ?
- On pourrait, in abstracto, imaginer qu'une politique de protection du patrimoine soit déployée sans que l'Etat ne soit propriétaire, lui-même, d'un seul monument historique. Après tout, il intervient déjà en faveur de monuments appartenant à des collectivités locales ou à des particuliers. C'est lui qui maîtrise les décisions de classement ou d'inscription, et donc de protection des monuments. Ses concours financiers se portent, à des taux divers, sur tous les monuments protégés, quel qu'en soit le propriétaire. A travers la fiscalité, il encourage la réalisation de travaux par les propriétaires privés.
Je crois cependant que l'Etat a bien vocation à posséder lui-même, de manière imprescriptible, les monuments à travers lesquels s'incarnent le destin de tous les Français, leur histoire partagée et l'émergence progressive de l'idée de nation. Je serais donc navré qu'on considère que ce coeur de patrimoine pourrait avoir vocation à être cédé à des collectivités locales ou, un jour, à des opérateurs privés.
L'Etat semble se désengager de la gestion de son patrimoine, quitte à transformer une partie de certains bâtiments en hôtels. Ce mouvement est-il inéluctable ?
- La situation n'est pas tout à fait celle que vous décrivez. Les crédits affectés aux monuments historiques augmenteront au budget 2010 puisque la dotation exceptionnelle de 100 millions d'euros qui avait été consentie en 2009 sera reconduite. On est désormais très proche du niveau idéal des 400 millions d'euros évoqué par plusieurs rapports. Il n'y a donc pas désengagement.
Par ailleurs, j'estime nécessaire qu'on réfléchisse mieux à l'affectation de certains monuments à des usages socialement ou économiquement utiles, à condition, bien évidemment qu'on ne les dénature pas. Cette démarche, soutenue par messieurs Mitterrand et Novelli, n'est donc pas en soi illégitime.
Cela justifie-t-il la suppression de l'avis conforme des architectes des bâtiments de France dans les secteurs protégés, proposition soutenue là encore par le gouvernement ?
- La réduction de la compétence prescriptrice des architectes des bâtiments de France n'est pas une bonne chose. Au moment où l'on parle beaucoup de développement durable, on devrait se rendre compte de la nécessité de mieux protéger les paysages ruraux et urbains. Les dégâts qu'on peut y commettre en fragilisant le cadre de leur protection seront irréversibles. Il y a donc lieu de veiller, là aussi, à ce qu'un juste équilibre soit trouvé entre audace et scrupule.
Propos recueillis par Florence Evin
C’est demain que la Commission mixte paritaire Assemblée Nationale/Sénat tranchera sur la rédaction définitive du texte et statuera sur le sort des amendements faits par le Sénat. Dans la « haute assemblée », le sénateur Jacques Legendre s’est plus particulièrement démené pour modérer un texte dont il a bien perçu le caractère peut compatible avec ce qui a, jusqu’à ce jour, fondé la politique de l’Etat en faveur du patrimoine historique. L’amendement de suppression présenté par Jack Ralite, sénateur de la Seine-Saint-Denis, a eu moins de fortune. Il a été rejeté. Toujours est-il que si les amendements du Sénat sont pris en compte, le ministre de la Culture restera l’arbitre final des décisions de dévolution. On peut imaginer qu’aucune décision ne sera alors prise qui détache les monuments exemplaires de la responsabilité de l’Etat. A quoi bon alors avoir fait un texte, inutile mais symboliquement menaçant ?
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