Depuis longtemps, je m’interroge sur la manière d’introduire au château de Versailles une expression permanente de la création contemporaine, pour bien marquer que ce monument a conservé une intacte capacité à « être d’aujourd’hui », comme il est magistralement d’hier et d’ailleurs d’ « hiers » divers, extraordinairement sédimentés. Si l’exercice est relativement simple au Louvre, incontestablement devenu un musée, donc un bâtiment dans lequel on montre des œuvres de nombreuses civilisations et d’époques variées, l’initiative est plus complexe à Versailles, monument qui contient un musée et qu’on a tendance à considérer souvent comme un monument achevé, qu’elle que soit, sans cesse, la nécessité d’y réinterpréter les traces de son histoire. C’est ce qu’a fait Gérald Van der Kemp en remeublant la galerie des Glaces ou encore Béatrix Saule en réaménageant le Grand Couvert. La nuance, on le voit est délicate : d’un côté, le Château est perçu comme une œuvre achevée et conclue. D’un autre côté, on ne cesse d’en donner des points de vue, quitte à en modifier l’apparence. La conclusion qu’il convient de tirer de cette apparente contradiction, c’est que le Château a bien vocation à être sans cesse réinterprété et que son existence même n’est possible sans cet exercice. S’agissant d’y commanditer une œuvre contemporaine et mesurant la difficulté théorique et historique de la chose, je me suis tourné vers Martin Bethenod pour qu’il me remette une note de réflexion à ce sujet. Martin Bethenod a toutes les qualités requises pour conduire cette mission avec pertinence. Après avoir été rédacteur en chef de Connaissance des Arts et de Vogue, délégué aux arts plastiques au Ministère de la culture, directeur de la FIAC, il dirige aujourd’hui le complexe Palazzo Grassi – Pointe de la Douane à Venise. Dans le rapport qu’il me remettait le 15 dernier, Martin Bethenod me recommandait :
1) d’orienter une initiative du château de Versailles vers une création appliquée à un usage mobilier plutôt que vers une création plastique ayant vocation à constituer un décor. Cette option permet d’échapper aux débats excessivement enflammés et stériles que provoque toute œuvre contemporaine présentée au Château, que ce soit temporairement et, plus encore, définitivement. Elle permet également de renouer avec une tradition qu’on a occultée, en tout cas oubliée, celle de la commande faite à ce qu’on appellerait aujourd’hui des designers, de mobiliers d’usages pour le Château. C’est Gérald Van der Kemp encore qui commande à Emilio Teri des pupitres pour la présentation des grands dessins et cartons dans les galeries historiques. C’est Malraux qui fait travailler le grand décorateur de l’époque, Henri Samuel, pour l’aménagement de l’aile de Trianon-sous-bois.
2) De bien fixer cette commande sur l’escalier Gabriel, création du XXe siècle… puisqu’inauguré en 1982. Cet escalier, réalisé selon le projet de Gabriel, était « en panne » depuis deux siècles, puisque le « grand dessein » de transformer le Château pour le remettre au goût du jour (de la fin de l’Ancien Régime) se limita à la construction de ce qu’on appelle aujourd’hui le Pavillon Gabriel et fut arrêté par les effets conjoints de l’impécuniosité de l’Etat et de la Révolution Française qui marqua la fin de l’usage palatial du Château. L’ouvrage, réalisé sous la direction de l’architecte en chef des monuments historiques de l’époque, Jean Dumont, le fut vite et à l’économie. Sa sécheresse en témoigne. Son éclairage étant sommairement assuré par quatre copies de lanterne du XVIIIe siècle, désespérément banales, c’est vers la réalisation d’un élément de mobilier ayant une fonction d’éclairage que Martin Bethenod recommanda d’orienter le choix d’un créateur.
3) De sélectionner ce créateur dans le cadre d’une procédure d’appel à candidature qui fut mise en œuvre en 2010. C’est cette procédure qui aboutit au choix des frères Bouroullec, Erwan et Ronan. Leur notoriété est déjà installée. Leur talent est reconnu. J’ai désormais hâte de voir de quelle façon ils vont nous proposer de traiter cet espace ambigu qu’est l’escalier Gabriel, à la fois majestueux et maladroit, impressionnant et faux, utile et triste… C’est vers l’automne que nous serons en mesure de présenter leur proposition avant de la mettre en œuvre.
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