Le magazine La Vie publie un texte que j’ai écrit à sa demande, à propos du dernier roman de Michel Houellebecq, « La carte et le territoire ». Les contraintes de la maquette m’ayant obligé à raccourcir un peu mon texte primitif, j’en livre, ci-après, la version in extenso…
Michel Houellebecq est un romancier. Il écrit donc des romans, c’est-à-dire des fictions. Par la force des choses, les propos qu’il prête à ses personnages ne traduisent donc pas forcément sa propre pensée. De Jed Martin, Houellebecq peut, à la manière de Flaubert, sans doute dire « Jed Martin c’est moi » mais les choses se compliquent dans la mesure où un Michel Houellebecq fournit également au casting de ce roman un personnage singulier au sort tragique. Toute appréciation hâtive sur ce que serait l’opinion propre de l’auteur est donc bien hasardeuse et cela d’autant plus que ce romancier est, pour reprendre l’expression de l’un de ses commentateurs, un « auteur désespéré » qui ne répugne pas à déplaire délibérément. Il lui arrive donc de forcer le trait de sa plume pour ne pas paraître aimable. Un Houellebecq aimable ne serait plus Houellebecq.
De tout cela il faut se souvenir quand on apprécie les jugements qu’il consacre aux artistes et à l’art d’aujourd’hui. On y trouve à prendre et à laisser même si l’auteur décrit avec une certaine pertinence la spécificité de la scène artistique contemporaine qui est incontestablement dominée par le marché alors que les deux autres prescripteurs traditionnels que sont la critique et l’institution culturelle, c'est-à-dire à dire le musée, ont vu l’efficacité de leur rôle et donc de leur magistère s’émousser. Cette situation tient au fait que le cercle des collectionneurs, leurs références culturelles, leurs goûts, ont été profondément marqués par les effets de la mondialisation. L’art contemporain est devenu de Berlin à New York, de Paris à Doha… la référence qui permet à ceux qui accèdent à la connaissance, au pouvoir, à la fortune… de se reconnaître mutuellement comme appartenant au même monde. Ce phénomène est naturellement soutenu par le fait que nous sommes désormais à la fois bénéficiaires et tributaires de la rapidité, si ce n’est de l’instantanéité, des communications et des échanges. Tout cela stimule l’intensité du marché de l’art et provoque non seulement un enchérissement spectaculaire du prix de certaines œuvres mais aussi des phénomènes incontestables de spéculation.
Pour autant, cette situation n’est pas totalement inédite. Depuis longtemps, les puissants et les riches, souvent les deux à la fois, investissent des sommes fabuleuses dans la possession de biens culturels, c'est-à-dire de biens dont le prix déborde largement celui de leur seule matérialité. C’est ainsi que Louis IX dépense des fortunes pour acquérir les reliques présumées de la passion de Jésus pour lesquelles il fait construire la Sainte Chapelle. L’histoire de l’art est, par ailleurs, malgré quelques exceptions, le théâtre de la fidèle intimité entre l’art et l’argent. Houellebecq lui-même, à travers Jed Martin, quand il souligne que des artistes comme Jeff Koons et Damien Hirst seraient devenus des chefs d’entreprises commerciales, reconnait, citant Botticelli ou Léonard de Vinci, que depuis la Renaissance, beaucoup d’artistes ont frayé avec cette condition. Et que dire d’un Rubens ou d’un Van Dyck que l’Europe se disputait à prix d’or et dont les ateliers étaient devenus de véritables « factories » ?
Ceci étant, il ne faut pas noircir le tableau. A mes yeux, ce qui compte, ce sont les œuvres plus que les artistes. Un artiste humainement détestable peut produire des chefs-d’œuvre. Si le caractère spéculatif d’une œuvre n’est pas le symptôme obligé de sa qualité, il n’est pas non plus le motif mécanique de sa réprobation. S’il est des œuvres chères dignes d’intérêt, il en est aussi beaucoup de plus modestes tout aussi estimables. Comment alors ne pas savoir faire preuve à la fois de modestie et de pondération en évitant les jugements à l’emporte-pièce qui, trop facilement, ou exaltent ou condamnent ? N’est-ce pas, in fine, au formidable tamis du temps et de l’histoire à faire la part des choses, à distinguer le bon grain de l’ivraie ?
En lisant « La Carte et le territoire », je me suis demandé si dans la description qui y était faite du tempérament de Jeff Koons qui serait marqué par le fun, le sexe, le kitch et l’innocence alors que Damien Hirst le serait par le trash, la mort et le cynisme, Houellebecq ne songeait pas aux vents contraires qui se partagent sa propre personnalité, ou encore si l’évocation du préraphaélisme de William Morris n’était pas le signal même de la recherche par l’auteur d’un paradis perdu ? S’il avait voulu raisonner sur l’art, il aurait pris le parti d’un essai, mais il a fait un roman. Dans un roman, tout est moins simple parce qu’il y faut du talent mais plus facile parce qu’on peut faire dire n’importe quoi à ses personnages. On le voit dans « Bouvard et Pécuchet » de Flaubert. Toujours est-il que « La Carte et le territoire » est un grand roman. En le lisant, je pense à Balzac que l’observation du monde a si bien documenté sans l’empêcher de savoir en reconstruire un bien plus passionnant encore, celui de la littérature.
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