Depuis près de cinquante ans, je me souviens, tous les 18 février, de la mort de ma grand-mère, Anna Schaeffer. Les circonstances de sa vie (elle avait perdu son mari, mon grand-père, Jacques dit Willy, en 1946, l’année même de ma naissance) et de la mienne (né de façon romanesque de la rencontre, à la fin de la guerre, de deux êtres, mon père et ma mère qui ne vécurent pas ensemble, ne se marièrent évidemment pas et se quittèrent rapidement, ma mère épousant, par ailleurs, un homme, René, qui ne m’aima pas et que je n’aimai pas non plus…) firent qu’elle fut, pendant toute mon enfance, et jusqu’au seuil de mon adolescence, la part la plus intime de ma famille. C’est auprès d’elle que je trouvais affection et réconfort. Elle m’apprit tout ce qu’elle put, me protégeant avec passion et, sans doute, un excès qui devait cultiver chez moi un désir irrépressible de différence, de « distinction » au sens bourdélien du terme, par rapport au reste de ma fratrie (demi-frères, demi-sœurs, nombreux et répartis de part et d’autre de mon ascendance maternelle et paternelle). Nous avions, elle et moi, fini par constituer une sorte de « micro famille » soudée par ses animosités et par ses affections. J’imagine que c’est un cancer qui l’emporta, à un peu plus de 70 ans. Si mes souvenirs sont bons, sa maladie fut assez brève et s’acheva par une hospitalisation à l’hôpital de Saint-Avold. C’est un jeudi après-midi qu’elle mourut alors que je lui rendais visite. Le jeudi était alors, en milieu de semaine, jour de pause scolaire. J’ai eu l’impression qu’elle m’avait attendu pour expirer presque aussitôt après mon arrivée. Il s’est mis à neiger abondamment, ce qui a retardé ma tante Mimi et son frère, mon oncle Willy qu’on avait dû avertir de l’imminence de sa fin. Quand ils arrivèrent à l’hôpital, après avoir été bloqués par la neige sur la côte de Longeville, elle était déjà morte. Je n’arrive plus à me souvenir précisément si ma mère était, elle, présente au moment où sa mère nous quittait. Il y a quelque chose de terrible dans cette amnésie, comme la volonté de me réserver cette mort, de la même manière que j’avais fini par me réserver la vie d’Anna, et que, d’une certaine manière, elle s’était emparée de la mienne. J’eu alors pour ma mère ce mot cruel « j’aurais préféré que ce soit toi qui meure », mot arraché à une enfance parfois douloureuse, dont aussitôt la monstruosité me confondit et me projeta, en un instant, à la fois blessé, libéré et armé, dans l’âge adulte.
Anna que j’appelais Oma, fut enterrée à Hargarten-aux-Mines, dans la tombe de sa famille, le samedi suivant. Une de ses cousines me dit, en platt (en francique lorrain) « Ne pleure pas, tu es maintenant un grand garçon ». Elle avait tout compris. Les 18 février restent pour moi un anniversaire dont je n’ai jamais cessé de me souvenir, toujours dans l’après-midi, aux environ de deux heures trente, l’heure à laquelle Oma me dit, pour la dernière fois, qu’elle m’avait attendu.
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