Avant même que le rapport commandé par le Président de la République à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sur les restitutions du patrimoine culturel africain ne soit remis au Chef de l’État, la presse s’en faisait déjà largement écho. La diffusion précipitée d’un rapport destiné à accompagner la réflexion de la puissance publique ne manque pas de surprendre par sa désinvolture. On ne peut que regretter le manque de confidentialité que cela traduit et cela, d’autant plus, que ledit rapport concerne un sujet sensible, comme l’ont montré, au cours des dernières années, les débats sur quelques restitutions à des États tiers engagées par la République française.
Le rapport étant bientôt accessible in extenso en librairie, chacun pourra s’en faire une idée et, tout d’abord, apprécier la qualité des mises en perspective historiques qu’il propose. Chacun pourra, surtout, se rendre compte que ce rapport constitue, plutôt, un véritable manifeste dont les attendus et les conclusions sont soutenus par la conviction préalable et les engagements de ses auteurs. La place qui y est donnée à la contradiction ou, au moins, au développement d’opinions réservées est extrêmement faible. La liste des personnalités consultées, aimablement désignées comme des « critical friends » exprime, de la même façon, le désir de soutenir un point de vue plutôt que de le nuancer.
Les conclusions du rapport sont radicales : les collections d’art africain conservées par les collections publiques françaises procèdent, pour l’essentiel, d’une situation de violence, la colonisation. C’est la raison pour laquelle leur possession est illégitime. La seule réponse à cette situation condamnable est la restitution pure et simple des œuvres concernées, sauf à pouvoir démontrer, pour celles acquises après 1960, qu’elles l’ont été dans des conditions respectueuses de la pleine liberté des deux parties. La mise en œuvre de telles recommandations aurait pour effet de vider les collections africaines des musées français et, en tout premier lieu, celles du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac où elles seraient remplacées par des copies ou des évocations virtuelles !
Sans préjuger du sort que le Président de la République voudra bien donner à cette réflexion, on ne peut que souhaiter qu’elle ne soit pas considérée comme une prescription qui aurait une autorité suffisante mais, seulement, comme l’une des contributions possibles à une réflexion et à un débat réellement élargi à toutes les parties concernées. A cet égard, il y aurait, tout d’abord, lieu que le ministère de la Culture y prenne la place qui est la sienne. C’est lui qui a la responsabilité des collections nationales. C’est lui qui assure la tutelle des établissements publics qui en ont la garde. C’est lui qui a la charge de veiller au respect des règles qui s’appliquent à la conservation des œuvres du patrimoine public, telles qu’elles ont été rappelées dans la « Loi Musées » du 4 janvier 2002. La mise en question de la règle fondatrice de l’inaliénabilité des collections d’art et d’archives de l’État, quoi que l’on en pense, ne peut être expédiée par le seul point de vue de deux rapporteurs, aussi sincères soient-ils. Elle pose un vrai problème de politique culturelle et ne saurait, donc, être traitée si le ministère en charge de la Culture était, comme c’est le cas trop souvent, mis à l’écart de décisions qui concernent de façon éminente sa mission et, même, son existence. Les questions que soulèvent ce rapport ne devraient pas, de ce fait, être l’apanage du Quai d’Orsay et sacrifiées à des considérations de seule opportunité diplomatique.
On ne voit pas davantage comment la France pourrait seule s’engager dans un tel débat et, encore moins, dans un tel processus, sans concertation avec les autres nations européennes dont les collections sont issues de la même histoire politique mais, aussi, de la même histoire culturelle. Si l’Union Européenne, comme espace culturel à bâtir avait un sens, c’est précisément parce qu’il faudrait que des débats comme celui-ci y deviennent des débats partagés. Leur dimension transcontinentale ne manquerait, d’ailleurs, pas de s’étendre à la question de la possession par les musées européens d’œuvres issues d’autres continents que l’Afrique. On devrait, alors, en référer aux organisations internationales compétentes, notamment l’UNESCO, d’autant que ces organisations ont, à plusieurs reprises, au cours des dernières décennies, pris position sur des questions adjacentes, comme celles qui concernent le trafic illicite des biens culturels illégalement exportés. Puisque contrairement au Président Donald Trump et à quelques autres, nous sommes attachés au multilatéralisme, pratiquons-le.
Quelle que soit la légitimité de la réflexion stimulée par le rapport de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy, quelle que soit l’opportunité morale et politique de s’interroger collectivement sur l’amélioration d’un accès direct des africains aux œuvres issues de leurs cultures, il faut, cependant, se garder de tenir pour révolue une grande idée, celle de l’existence de musées universels ou de constellations de musées – comme c’est le cas à Paris, avec le Louvre, Orsay, Guimet, le Quai Branly-Jacques Chirac – qui construisent un discours universel sur l’histoire civilisations. Même si l’on considère que la volonté de l’Occident de créer et de faire prospérer ces musées a été un indice de son désir symétrique non seulement de connaître le monde mais encore de le dominer, l’idée, elle-même, demeure la marque d’un progrès dans la prise de conscience de l’égale dignité de tous les êtres humains et de la nécessité de considérer toutes les civilisations avec le même respect. Cette grande ambition est toujours féconde et doit être partagée avec le monde entier et, surtout, avec les pays africains, puisque c’est d’Afrique qu’il est question. Si l’on se mettait à « révoquer en doute » une idée aussi forte, on en viendrait, immanquablement, à considérer que tous les principes qui visent à l’universalité, comme celui de l’existence de droits universellement partagés par tous les êtres humains, pourrait être ébranlés. A cet égard, les prescriptions des rapporteurs, même si ce n’est pas leur volonté qu’il ne faut pas caricaturer, conduirait à un « chacun pour soi », à un « chacun chez soi », très éloignés de ce que l’on peut estimer être le chemin d’un progrès authentique.
Qu’adviendra-t-il de tout cela ? On ne peut qu’espérer qu’au radicalisme catégorique d’un rapport qui agite l’opinion, on préfère les voies courageuses, mesurées et raisonnables d’une coopération renforcée avec les pays africains et cela, d’autant plus, comme le disait déjà, en 1978, le directeur général de l’UNESCO de l’époque, Amadou-Mahtar M’Bow, « certaines œuvres partagent depuis trop longtemps et trop intimement l’histoire de leur terre d’emprunt pour que l’on puisse nier les symboles qui les y attachent et couper toutes les racines qu’elles y ont prises ». Là aussi, il appartiendra au ministère de la Culture dont la vocation en matière de coopération culturelle internationale devrait être renforcée, de prendre les devants et d’accompagner, en bon pilote, les engagements de ses musées.
Ma tribune publiée le 24 novembre 2018 dans Le Figaro.
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