Sur les questions relatives au numérique, et au développement de son économie, le mandat de Nicolas Sarkozy aura été marqué par une volonté d’agir affichée. Se seront succédé la création d’un secrétariat d’État au développement de l’économie numérique, la création du Conseil national du numérique, organisme consultatif créé en avril 2011, à la suite du rapport de Pierre Kosciusko-Morizet, la convocation d’un eG8 à la veille de la réunion à Deauville des chefs d’État et de gouvernement du G8, la création de la mission Etalab auprès du Premier ministre visant à porter les enjeux de l’open data, etc. Le ministère de la Culture et de la Communication a, de son côté, multiplié, au cours des cinq mêmes années, la commande de rapports sur ces questions, rapport Zelnick/Toubon/Cerutti, rapports Tessier, Olivennes, Racine, … sans parvenir véritablement à transformer cet Himalaya de réflexions en une vision stratégique susceptible de dégager, de façon lisible, une perspective de politique culturelle totalement cohérente. L’action du ministère, durant cette période, s’est principalement caractérisée par la position défensive qu’incarne le dispositif Hadopi, révélant une vraie difficulté à promouvoir l’adaptation du droit de propriété littéraire et artistique rendu nécessaire aux nouveaux usages et à imaginer ainsi des modèles alternatifs et innovants tant pour la diffusion d’une offre culturelle légale que pour le financement des industries créatives et culturelles. Comme l’a pourtant souligné l’enquête 2008 d’Olivier Donnat sur les Pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique, ces pratiques n’avaient cependant cessé d’évoluer et de se transformer avec l’avènement de la société de l’information et l’émergence d’une nouvelle économie du savoir et de la connaissance.
Les établissements publics ont, quant à eux, marqué plus de détermination que leur tutelle, engageant autant que possible de vastes programmes de numérisation de leur fonds, dans un souci conjoint de conservation, de diffusion et de valorisation du patrimoine des livres, des images, des documents audiovisuels et des œuvres cinématographiques. À ce titre, l’action d’Emmanuel Hoog à la tête de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) a été déterminante pour la mutation numérique de cette entreprise à travers son plan de sauvegarde et de numérisation de ses images et de ses sons. De même, sous l’impulsion de Jean-Noël Jeanneney, la Bibliothèque nationale de France (BnF) a engagé une politique volontaire de numérisation à laquelle Bruno Racine, son successeur, a su donner un rythme décisif en obtenant du Commissariat général aux investissements un engagement significatif pour la numérisation des livres indisponibles du XXe siècle. Si le Centre national du cinéma et de l’image animée pourrait également, grâce à la mobilisation de son président, Eric Garandeau, bénéficier de la manne du Grand emprunt pour accélérer son programme de numérisation de films, les petites structures et les musées sont restés en marge de ce dispositif sur lequel – il faut le dire – le ministère n’a pas su imposer une gouvernance qui lui accorde une véritable autorité dans la sélection des projets ni véritablement défendre une approche patrimoniale face aux arguments théoriques de rentabilité et de retour sur investissement avancés par le Commissariat de René Ricol. C’est pourquoi, le prochain ministre en charge de la Culture devra s’attacher à promouvoir vigoureusement un plan national de numérisation du patrimoine culturel, cohérent et global.
Pour autant, la numérisation ne saurait être en soi la finalité exclusive d’une « politique numérique ». Le développement d’une stratégie numérique de diffusion est tout aussi capital. En 2002, j’avais engagé, m’appuyant sur le rapport La diffusion numérique du patrimoine, dimension de la politique culturelle que Bruno Ory-Lavollée, conseiller maître à la Cour des comptes, avait remis à mon prédécesseur, Catherine Tasca, et sur l’expertise de plusieurs membres de mon cabinet dont Élodie Perthuisot, la création du site culture.fr visant à proposer un point d’accès unique pour la diffusion du patrimoine culturel numérisé. Lancée en 2003, à ma demande, cette plateforme s’est enrichie progressivement proposant une offre inédite, permettant d'accéder par son outil de recherche à près de 5 millions de documents et de 3 millions d'images. Aujourd'hui, une refonte de cet outil est nécessaire. Il doit prendre en compte l’évolution des usages et l’existence de l’environnement concurrentiel qui s'est développé autour de nouveaux carrefours d’audience tels que Google, Wikipedia ou les réseaux sociaux. Ces nouveaux usages, notamment les usages participatifs, ont suscité une dynamique de partage des contenus qui appelle, de toute évidence de la part de la puissance publique, la définition d’un cadre juridique et économique simple et lisible en faveur d’une réutilisation responsable.
Sur ce dernier point une réflexion a été menée, s’appuyant sur les analyses de Maurice Lévy et de Jean-Pierre Jouyet sur l’Économie de l’immatériel et les recommandations du groupe de travail co-présidé par Bruno Ory-Lavollée, Partager notre patrimoine culturel. Toutefois, cette réflexion de qualité n’aura pas été prise en charge par une volonté politique suffisamment déterminée qui aurait permis une mise en perspective de ces enjeux stratégiques. L’évolution des usages et la mutation du mode de consommation de l’information sur Internet ont été appréhendées comme une menace alors qu’elles constituent, au contraire, une occasion de donner leurs pleines capacités aux missions de diffusion culturelle du ministère. C'est précisément dans ce sens que j’ai souhaité engager, de 2007 à 2011, le château de Versailles dans une politique dynamique d’innovation en concluant des partenariats stratégiques avec de grands opérateurs et cela dans une logique de diversification des vecteurs de diffusion de l’offre culturelle et de l’e-education. Ainsi le château de Versailles aura été pionner en participant au Google Art Project (aux cotés des plus grandes institutions muséales au monde), en concluant avec Wikipedia un projet de résidence dans une perspective d’enrichissement par les conservateurs du musée de ses notices en ligne, ou en scellant avec Orange un partenariat faisant de Versailles un véritable laboratoire d’innovation et d’expérimentation pour le développement notamment de visites éducatives à distance. J’ai, à cet égard, la conviction qu’il conviendra de dédramatiser, avec exigence s’agissant des principes et pragmatisme s’agissant des objectifs, la relation du ministère avec ces grands opérateurs. Ils sont en effet en mesure de permettre à l’action publique de mieux inscrire dans le temps présent le projet voulu par André Malraux en 1959 de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité (…) et d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel ».
Le département ministériel qui, au lendemain des élections, aura la responsabilité de piloter l’application des conséquences de la Révolution numérique aux politiques de l’État en faveur de la création et de la diffusion culturelles, devra prendre la mesure des enjeux qu’elle implique et saisir leur importance pour le rayonnement culturel de notre pays. Il faudra repenser les politiques culturelles à l’heure du numérique pour amplifier le partage de la culture, stimuler les activités de création, susciter l’émergence d’une économie culturelle numérique, responsable et maîtrisée, et définir le cadre d’un service public numérique en prise avec son temps.
Chronique publiée dans le Quotidien de l'Art du 9 mars 2012
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